Alexis de Tocqueville fut membre de notre société…

 Alexis de Tocqueville est probablement l’un des plus importants de nos penseurs politiques. Membre de la Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la Manche, élu lors de la séance du 24 janvier 1838, il a été admis dès les premières années d'existence de la toute jeune société savante de la cité préfectorale. Fiers d’appartenir à une société à laquelle a appartenu un intellectuel de cette stature, il importe, croyons-nous, de lui faire honneur en faisant nôtres principes et valeurs qu'il a laissés dans des écrits qui demeurent toujours des références incontournables.

 

 

 

 

 

 

Alexis de Tocqueville est probablement l’un des plus importants de nos penseurs politiques. Ecrivain majeur du XIXe siècle, ses analyses visionnaires éclairent toujours le fonctionnement de nos sociétés contemporaines. Engagé dans des combats politiques, l’homme porta très haut l’image du département de la Manche auquel il s’est montré particulièrement attaché.

 

Il est cependant un aspect de son engagement que je voudrais ici évoquer : son appartenance à notre honorable société.

 

En sa séance du 24 janvier 1838, la Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la Manche, société savante saint-loise, se prononçait sur l’admission en son sein d’Alexis de Tocqueville. Le 22 février de la même année, le secrétaire lui faisait parvenir son diplôme en tant que « membre non résident », signé du président, Jacques Feuillet, et du secrétaire, Ephrem Houël, accompagné, bien évidemment d’une lettre de félicitations à l’en-tête de la société saint-loise, invitant l’auteur de La démocratie en Amérique à rejoindre la société et à partager son expérience et sa réflexion.

 

Alexis de Tocqueville n’a jamais négligé les sociétés savantes encouragées par Guizot dans le cadre de sa politique éducative, culturelle et patrimoniale. La loi du 23 juillet 1833 est, à cet égard, fondamentale. C’est ainsi, mais plus tardivement, que Tocqueville rejoindra l’Association normande présidée par Arcisse de Caumont, la Société savante de Bayeux et aussi bien d’autres y compris étrangères. En janvier 1838, Alexis de Tocqueville est donc admis dans cette toute nouvelle société savante créée dans le département de la Manche au siège de la cité préfectorale. Dans le même temps, il avait adhèré à la Société royale académique de Cherbourg sans doute dans le cadre de sa détermination à intégrer la vie politique locale.

 

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, être membre de cette honorable société saint-loise à laquelle a appartenu un intellectuel de cette stature oblige d’abord à une certaine humilité. C’est un honneur non dénué d’un sentiment de fierté qui forcent à se référer à la pensée tocquevillienne aussi profonde qu’elle est d’actualité. Une pensée d’autant féconde qu’elle nourrit l’idée de liberté à laquelle chacun, à juste titre, est en droit d’aspirer.

 

Penseur politique Tocqueville s’est toujours intéressé à la science politique et à la sociologie incluant l’économie politique. A ce titre l’idée d’association est omniprésente dans les écrits de Tocqueville sous la double perspective de question sociale et d’organisation susceptible de pallier aux effets négatifs de l’individualisme. « Dans les pays démocratiques, la science de l’association est la science mère, le progrès de toutes les autres dépend des progrès de celle-là ». (De la démocratie en Amérique, II, II, chap. 5).

Dans cet ouvrage référence, Alexis de Tocqueville, s'interroge sur l'avenir de la démocratie quand des pouvoirs intermédiaires ne formeraient plus qu'un obstacle entre gouvernants et gouvernés. Une administration publique, au fur et à mesure que l'individu aspire à davantage de liberté "devient plus inquisitive... et s'immisce de plus en plus". Dans ces conditions, quelle part d'initiative finira par laisser un Etat aux citoyens quand il entend pourvoir à tout, et que les mêmes citoyens attendent tout de l'Etat ? Tocqueville redoutait, par-dessus tout, l'étatisme jacobin pourvu "d'un monstrueux pouvoir tutélaire". En même temps, le Normand, aussi président du Conseil général de la Manche, mettait en garde contre une forme d'individualisme qui, dans une société démocratique, ne déboucherait que sur la défense d'intérêts immédiats, ou d'avantages acquis, parfois contraires à l'intérêt général de la collectivité. L'association constitue le bon moyen de lutter contre cet individualisme et participe de l'éducation du citoyen pour autant que le principe moteur, on pourrait même dire, une éthique, en soit, ce qu'il appelle : "l'intérêt bien entendu" qui, situé entre le strict intérêt individuel et le désintéressement, répond à la fois aux intérêts particuliers et à l'intérêt général.

Quand on porte en soi l’idée forte de l’association et de ses valeurs comme vecteur de liberté, on est fondé à croire en la vertu de l’éducation et de sa dynamique pour que se construise le citoyen responsable. L’association est d’abord éducation. Responsables et membres des associations, il importe de nous en convaincre. Relire Tocqueville, de ce point de vue, est réconfortant. C’est une lecture qui nous éloigne des tentations du monde moderne à tout vouloir aligner sur les principes des économies de marché qui mettent en avant l’individualisme consumériste. Le management, la gestion optimisée des ressources et des relations, l’organisation rationalisée, les notions de bilan, d’objectifs, d’évaluation, etc. sont à regarder avec circonspection. Nos sociétés savantes héritées des principes généreux et humanistes du XIXe siècle s’appuient sur des fonctionnements associatifs fondées essentiellement sur le bénévolat. Lesquels, confortés au début du XXe par la loi du 1er juillet 1901 dite loi Waldeck-Rousseau relative au contrat d’association, garantissent l’une des grandes libertés républicaines à savoir que tout citoyen dispose du droit de s’associer sans autorisation préalable. N’est-il pas contraire à ces principes fondamentaux, par exemple, d’évaluer, particulièrement lorsqu’elles sont reconnues d’utilité publique, le poids économique des associations à l’aune des équivalents temps-plein des bénévoles rapportés au coût qu’ils représentent selon le montant du coût horaire minimum garanti ? Tocqueville nous donne la force et les arguments nécessaires à la réflexion pour refuser ce qui peut apparaître comme des dérives. Les associations et donc, nos sociétés savantes, culturelles, archéologiques et historiques, constituent l’une des conditions du bon fonctionnement de nos démocraties et de l’exercice des libertés dont elles sont elles-mêmes l’expression. Avec Tocqueville, résistons pour que le modèle associatif perdure avec ses valeurs et ses principes éducatifs fondamentaux.

Soyons fiers, d’appartenir à une société à laquelle a appartenu l’auteur De la démocratie en Amérique et de L’ancien Régime et la Révolution, député, ministre des Affaires étrangères du gouvernement dirigé par Odilon Barrot, chevalier de la Légion d’honneur, académicien, conseiller général et président de l’assemblée départementale de la Manche. Faisons-lui honneur. Faisons donc en sorte que notre société saint-loise, créée au débuts de la Monarchie de Juillet, continue à porter les valeurs si bien défendues et illustrées par l’homme qu’elle avait admis en son sein en janvier 1838.

 

 

 

Yves Marion

Vice-président de la Sahm Saint-Lô

Saint-Martin de Bréhal, 15 août 2018

 

 Citons Tocqueville lui-même. 

"Il est, en effet, difficile de concevoir comment des hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs. (note) 

Une constitution qui serait républicaine par la tête et ultra-monarchique dans toutes les autres parties, m’a toujours semblé un monstre éphémère. Les vices des gouvernants et l’imbécillité des gouvernés ne tarderaient pas à en amener la ruine ; et le peuple, fatigué de ses représentants et de lui-même, créerait des institutions plus libres, ou retournerait bientôt s’étendre aux pieds d’un seul maître."

De la démocratie en Amérique, tome II, éd.1866, vol. 3, partie 4, chap. VI (Wikisource)

(note) La note introduite par l'auteur mérite autant d'importance :

"On ne peut pas dire d’une manière absolue et générale que le plus grand danger de nos jours soit la licence ou la tyrannie, l’anarchie ou le despotisme. L’un et l’autre est également à craindre, et peut sortir aussi aisément d’une seule et même cause qui est l’apathie générale, fruit de l’individualisme ; c’est cette apathie qui fait que le jour où le pouvoir exécutif rassemble quelques forces, il est en état d’opprimer, et que le jour d’après, où un parti peut mettre trente hommes en bataille, celui-ci est également en état d’opprimer. Ni l’un ni l’autre ne pouvant rien fonder de durable, ce qui les fait réussir aisément les empêche de réussir longtemps. Ils s’élèvent parce que rien ne leur résiste, et ils tombent parce que rien ne les soutient.

Ce qu’il est important de combattre, c’est donc bien moins l’anarchie ou le despotisme que l’apathie qui peut créer presque indifféremment l’un ou l’autre."

 

Sources :

-         Archives départementales de la Manche, Microfilm 1 Mi 519 – AT 349 : « Papiers d’Alexis de Tocqueville. Nomination à des sociétés savantes : Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la manche (1838) ».

-         Charlotte Manzini, Qui êtes-vous Monsieur de Tocqueville ? Archives départementales de la Manche, 2005.

-         Pierre Leberruyer, Alexis de Tocqueville, sa vie, sa pensée, ses attaches en Cotentin, Les cahiers culturels de la Manche, n.d.

-         Cyrilles Ferraton, « L’idée d’association chez Alexis de Tocqueville », Cahiers d’économie politique, n° 46, 2004/1, p. 45-65

-         Jean-Louis Benoit, « Association », Dictionnaire Tocqueville, Nuvi, 2017, p. 49-63.

-         Jean-Louis Benoit, « Les associations, un enjeu capital de la démocratie », article à paraître, Bulletin de la Manche, éducation, culture et patrimoine, 2018.

-         Sortie Amopa de la Manche : visite du château de Tocqueville. 21 mars 2018. Conférence et présentation de Jean-Louis Benoît.

 

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : http://sahmsaintlo.free.fr/index.php?trackback/47

Fil des commentaires de ce billet