Un Saint-Lois à l’Opéra-Comique

 

Ce 9 juillet 1939, les Saint-Lois étaient invités à se rendre place Sainte-Croix, au Théâtre de la nature, pour écouter le jeune baryton Marcel Enot, leur compatriote, de l’Opéra-Comique dans un spectacle inoubliable d’histoire locale.

 

Ce 9 juillet 1939, un spectacle inoubliable était offert au Saint-Lois. Ils étaient invités à se retrouver au Théâtre de la nature, place Saint-Croix. Le spectacle était connu. Il avait été donné deux ans auparavant à Hambye. Pour l’occasion deux interprètes connus de la scène parisienne avaient fait le déplacement. L’un d’eux était originaire de Saint-Lô. Le spectacle s’intitulait : Louis D’estouteville et Jeanne Paynel, seigneur et dame de Hambye pendant la Guerre de Cent-ans. Dans le rôle de Louis d’estouteville, le jeune baryton Marcel Enot[1] et dans celui de Jeanne Paynel, Mireille Fleury, son épouse.

L’interprète était le fils du photographe Saint-Lois de la rue Torteron, Joseph Enot, et de Henriette Pétron, fille et petite-fille de tailleurs de pierre, également bien connus, installés rue du Neufbourg, à Saint-Lô. Marcel, Charles, Louis, Georges Enot, naquit à Saint-Lô le 20 mai 1909. Le patronyme, indiscutablement, est bien de la région. Pour la même période, de 1891 à 1915, les sites spécialisés retiennent le nombre de 50 naissances en France métropolitaine dont 16 pour le seul département de la Manche situées essentiellement autour de Carentan. Il s’agit d’une forme évoluée du prénom Aymard/Esnard/Enard[2].

 

 

 

 

 

 

 

 

Très tôt furent reconnus au jeune Saint-Lois des dispositions pour le chant. Il les exprima d’abord à l’école de musique de Saint-Lô. Peut-être bénéficia-t-il des conseils d’Emile goupil ? Maître Emile Goupil, 1er prix de contrepoint et de fugue du Conservatoire de Paris, ancien premier violon de l’Opéra et membre de la Société des auteurs et compositeurs de musique donnait des cours de musique à des élèves violonistes qu’il recevait dans la salle de M. Datin, située rue du Neufbourg à Saint-Lô. Mlle Goupil, émérite artiste[3], l’accompagnait pour donner des cours de piano. Chaque année, ils offraient au public Saint-Lois les auditions de leurs élèves violonistes et pianistes. Ainsi, le 29 décembre 1929, Marcel Enot vint leur prêter son concours en interprétant l’air d’Agamemnon d’Iphigénie en Aulide de Glück. Le piano était tenu par Mlle Goupil[4]. Emile Goupil recevait donc ses élèves au Grand Café. Cet établissement, situé à l’angle de la place du Soleil-Levant et de la rue du Neufbourg, au numéro 1, était tenu par Alphonse Datin[5]. Un propriétaire bien connu à Saint-Lô, aimable et compétent qui ne cessa d’améliorer l’accueil de la clientèle. Il ouvrit très largement son établissement aux arts, à la chanson mais également aux jeux. D’autres professeurs de musique étaient également admis à recevoir des élèves. Le Grand Café était connu. S’y réunissaient régulièrement les associations et toute occasion était propice à s’y volontiers retrouver. Le 3 juillet 1930, Marcel Enot fut invité par l’Association normande à l’occasion de son 93e congrès. La salle de l’Hôtel de ville vibra lorsque qu’il entonna le fameux Chant de Lodbrog sur des paroles de Fernand Vatin mises en musique par Emile Goupil[6].

Marcel Enot poursuivit ses études musicales au Conservatoire national de Paris. Il y obtint rapidement ses premiers prix[7] : le 1er prix du concours de chant 1930 de la ville de Paris (Prix Bellan[8]). Engagé par le théâtre national, l’Opéra-Comique, il y fit ses débuts en 1934. Il remporta le premier prix d’opéra-comique[9] du concours d’opéra-comique du conservatoire en interprétant le rôle du Diable de Grisélidis, l’opéra de Jules Massenet créé le 15 mai 1891. En 1935, il obtint un vrai succès avec Mon ami Pierrot, une pièce de Sacha Guitry. C’est dans cette honorable maison, la Salle Favart, qu’il fit l’essentiel de sa brillante carrière[10]. On lui doit de nombreuses créations. Il connut le succès dans Le Barbier de Séville avec le rôle de Figaro, dans Lakmé et le rôle de Frédéric, dans La Bohème et le rôle de Marcel, dans Manon et le rôle de Lescaut. Son nom apparaît dans plus d'une vingtaine d'ouvrages du répertoire, régulièrement repris dont La Veuve joyeuse d’Henri Meilhac sur une musique de Franz Lehar. Il fut, sous la direction de Roberto Benzi, le Dancaïre de la Carmen somptueusement mise en scène, en 1959, par Raymond Rouleau[11] sur des décors et costumes de Lila de Nobili à l’Opéra Garnier. Le rôle devait lui convenir à en juger par les enregistrements réalisés sous la direction de plusieurs chefs d’orchestre : avec Raymond Saint-Paul aux côtés de Fredo Betti, Andréa Guiot, Ken Neate, Gabriel Bacquier,

Jacqueline Cauchard,Georgette Spanellys[12] ou sous celle de Georges Briez. Sous la direction d’Albert Wolff, il enregistra à l’Opéra-comique, une Carmen dont le rôle est dévolu à Suzanne Juyol[13]. On lui doit également La Traviata et Les noces de Jeannette, de Victor Massé, à la Gaité lyrique puis avec Georges Briez, on lui doit « le renouveau », l’un des vingt-et-un titres du fort intéressant enregistrement de la vie quotidienne en chansons sous la drôle de guerre et l’occupation[14], volume 3, avec, en sous-titre : « de la propagande vichyssoise à l’optimisme de la rigueur, 1940-1942 » ainsi que « la Marie-Anne », autre chant patriotique. Ami de Roger Ferdinand[15], un autre Saint-Lois, il fonda, en 1955, le conservatoire musical du 12e arrondissement de Paris[16]. Un établissement qu’il dirigea avec Mireille Fleury[17], une comédienne du théâtre des Bouffes-Parisiens, qu’il épousa en 1936. Avec Mireille Fleury, il enregistra, toujours avec l’orchestre de Georges Briez, « Du soleil pour deux », paroles de G. Chassebois, l’un des vingt-cinq titres de l’intéressant album-CD, réenregistré en 2006 : Les premiers congés payés en 25 titres.  Du 17 au 21 novembre 1937, il joua, à Lyon, au théâtre des Célestins[18], Le chant du désert, d’après l’œuvre de Otto Harbach, Oscar Hammersten et Franck Mandel,  adaptée par Roger Ferreol et Saint-Granier sur une musique de Sigmund Romberg dirigée par Louis Gava. Dans la distribution, outre Marcel Enot, on y trouve Mireille Fleury Annie Gueldy, Henriette Gobert, Lauriston et quelques autres. Cette même année, il fut Louis d’Estouteville, et Mireille Fleury, son épouse, Jeanne Paynel, dans la grande reconstitution historique qui fut jouée à Hambye le 22 août 1937. Le spectacle intitulé Louis D’estouteville et Jeanne Paynel, seigneur et dame de Hambye pendant la Guerre de Cent-ans, écrit par l’abbé Niobey, fut à la hauteur[19]. Sous la direction de M. Werquin, avec un orchestre et chœur de 150 musiciens, Marcel Enot, juvénile et martial, non seulement joua le rôle mais il le vécut. Tandis que Mireille Fleury, noble, jolie et gracieuse fit verser des larmes de bonheur. Le spectacle fut repris, deux ans plus tard, à Saint-Lô[20], au Théâtre de la Nature, place Saint-Croix, le 9 juillet 1939. Outre ces créations, Marcel Enot se produisait régulièrement sur les ondes de la radio[21], notamment sur Radio-Paris, comme ce 17 avril 1937 où les auditeurs purent prêter une oreille attentive aux interprétations qu’il donna de passages du Barbier de Séville et de Monsieur Beaucaire. Marcel Enot fut une célébrité du monde du spectacle, comme le fut également, Mireille Fleury, son épouse. Jamais, cependant, il n’oublia ses origines. Il fut un habitué des scènes Saint-Loises en répondant, toujours avec enthousiasme, aux invitations des organisateurs de manifestations, pour le plus grand bonheur de ses concitoyens qui ne lui ménagèrent ni les honneurs ni les hommages. Il répondit avec non moins d’enthousiasme aux invitations des scènes voisines. Accompagné le plus souvent de Mireille Fleury, il fit profiter de sa belle voix, chaude et puissante, les publics alençonnais et manceaux.

Marcel Enot décéda[22] à Paris le 13 juillet 1977. Il laissa derrière lui une œuvre impressionnante. Son action en direction de la musique et de la jeunesse lui valut d’être promu chevalier de la Légion d’honneur en 1971[23].

On imagine assez la portée qu’eut la voix de ce Saint-Lois devant un public manifestement acquis. Dans l’espace de l’Hôtel de ville de sa ville natale ou sur la scène saint-loise, la tessiture de la voix du jeune baryton devait être parfaitement adaptée que ce soit en 1930 dans la belle salle de l’Hôtel de ville ou bien au Théâtre de la nature, place Sainte-Croix. Marcel Enot n’oublia jamais sa ville natale. Témoin ce courrier daté de décembre 1966 où, de son domicile parisien situé au 28 de de la rue Charles-Baudelaire, dans le 12e arrondissement, Marcel Enot, de l’Opéra-Comique, souhaitait obtenir l’ouvrage de notre regretté confrère Maurice Lantier, Saint-Lô au bûcher, qu’un ami saint-lois lui avait prêté. « Je l’ai lu en une nuit, dit-il, tous les Saint-Lois de cœur voudront le garder. C’est un ouvrage terrible et magnifique »[24].

 

 

 

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Facade de l'Opéra Comique.


 

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Représentation de Ciboulette en 2015

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On appelle opéra-comique le genre de spectacle représenté par l’Opéra Comique. « Comique » ne signifie pas que le rire est obligatoire mais que les morceaux chantés s’intègrent à du théâtre parlé. L’opéra-comique s’oppose donc à l’opéra, entièrement chanté, et ses spécificités sont enseignées au Conservatoire jusqu’en 1991.

Crédits photos : https://www.opera-comique.com/fr/un-lieu-une-histoire

 

 

 

 

 

 

Saint-Martin de Bréhal, le 10 septembre 2018

Yves Marion,

Vice-président de la Sahm Saint-Lô

Vice-président de l’Amopa de la manche

 

[1] A.D. Manche, 2 DOC : ENOT (Marcel). Cf. note 23.

[2] Marie-Thérèse MORLET, op. cit., p. 377.

[3] L’Ouest-Eclair du 26 novembre 1931, n° 12803, p. 7.

[4] L’Ouest-Eclair du 4 janvier 1930, n° 10295, p. 6.

[5] Alphonse Datin était le père de Jacques Datin, la parolier bien connu d’interprètes renommés : Claude Nougaro, Edith Piaf, Serge Lama, Serge Reggiani,Colette Renard, France Gall et de bien d’autres.

[6] Yves MARION, « Quand on chantait au congrès annuel de l’Association normande à Saint-Lô, en 1930 », Annuaire des cinq départements de la Normandie publié par l’Association normande et les Assises Arcisse de Caumont, Congrès de Saint-Hilaire-du-Harcouët, 170e congrès, 2e trimestre 2017, p. 115-133

[7]: « Le Saint-Lois Marcel Enot (baryton de l’Opéra-comique) Chevalier de la Légion d’honneur », Ouest-France, 8 janvier 1971. 

[8] Léopold Bellan (1858-1936), conseiller municipal de Paris, du deuxième arrondissement, laissa son nom à une fondation fondée en 1884 et à un concours général de musique et d’art dramatique dont les premiers prix furent décernés en 1926.

[9] L’Ouest-Eclair du 10 juillet 1934, n° 13760, p. 6.

[10] Toute ma gratitude à mon ami Jean-Paul Bonami, auteur du très beau livre Mémoire du théâtre de Cherbourg, ombres et lumières, deux siècles d’histoire, Valognes, Jean-Paul Bonami, imp. Le Révérend, 2011, 220 p. Amateur éclairé de chant lyrique, Jean-Paul Bonami anime, depuis 2002, une émission hedomadaire de musique légère, lyrique ou de chansons du patrimoine sur France Bleu Cotentin, Aimer, boire et chanter de 2002 à 2004, puis, à partir de 2008, Musique en partage.

[11] Site consulté le 15 juillet 2013 : http://www.carmen-au-palais-garnier.fr.  Première représentation de gala le mardi 10 novembre 1959 « sous la haute présidence du Général de Gaulle, président de la République ».

[12] Carmen, opéra, dir. Raymond Saint-Paul, disque 33 tours, Philips P 77118 L, 1958.

[13] Carmen, opéra comique, dir. Albert Wolff, 3-LPBOS, Decca, F 162.

[14] Disque 33 tours,  Believe/Forlane, réeng. juin  2013.

[15] Roger Ferdinand dit Roger-Ferdinand, né à Saint-Lô le 6 octobre 1898, décédé à Palaiseau le 31 décembre 1967, ancien étudiant de l’université de Caen, est connu comme homme de théâtre, plus spécialement classé dans la catégorie du théâtre de boulevard. La ville de Saint-Lô a retenu le nom de  Roger-Ferdinand pour son théâtre.

[16] La Manche libre du 3 mai 2008.

[17] Mireille Fleury semble être le nom de scène de Mireille Emélie Claude Pierrette Frichet née le 14 juillet 1909 à Paris (12e arrondissement). Le mariage a été célébré le 2 juillet 1936 à la mairie du 12e arrondissement de Paris. Un contrat de mariage a été reçu par Me Joannet, notaire à Saint-Chéron (Seine-et-Oise), le 25 juin 1936. Service de l’état-civil de la mairie du 12e arrondissement de Paris, communication du 22 juillet 2013.

[18] http://www.celestins-lyon.org [consulté le 20 juillet 2013].

[19] L’Ouest-Eclair du 3 septembre 1937, n° 14908, p.7.

[20] L’Ouest-Eclair du 9 juillet 1939, n° 15578, p.6.

[21] L’Ouest-Eclair du 17 avril 1937, n° 15134, p.8.

[22] Archives départementales de la Manche, 3 E 502/114, mention marginale acte de naissances 1909.

[23] La Manche libre du 17 janvier 1971.

[24] Archives départementales de la manche, 225 J 32.

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